La Plume de Feu


 

Introduction: deux écovillages à l’étude
par Prudence-Elise Breton

Avril 2001, Québec, Sommet des Amériques. Une manifestation monstre a lieu durant laquelle plusieurs dizaines de milliers de personnes s’insurgent contre un mouvement qui entraîne chômage, dégradation de l’environnement, perte de pouvoir local, négligence des besoins humains et érosion de l’identité culturelle. Le village global: voilà ce qui nous attend ? « Inévitablement », nous dit-on. Il s’agirait presque d’une intervention divine, conférant tout pouvoir à une poignée d’heureux élus et contre laquelle on ne pourrait rien. Toutefois, il y en a plusieurs (dont moi-même) qui refusent d’adhérer à un tel mythe. Bien que la tendance à la libéralisation des marchés et ses impacts soient incontestablement fort tangibles, il ne s’agit pas de l’unique vision des choses ni de la seule partie qui se joue.

Force est de constater que les effets désastreux du mouvement mondialiste exhortent à une prise de conscience individuelle et collective par rapport à l’importance de garder le contrôle sur sa propre destinée. Dans l’optique de mettre au point une stratégie qui permettra de résister aux forces néolibérales destructrices, un consensus social et politique est en train de s’établir sur la nécessité de placer le développement durable au coeur de la société. Cela implique toutefois un changement de cap radical des stratégies de développement vers une économie moins dévoreuse de ressources, des technologies douces, la décentralisation et le contrôle local. On constate que l’espoir de vivre quotidiennement selon des valeurs plus humaines s’exprime déjà grandement au Québec à l’intérieur de divers mouvements communautaires et initiatives locales provenant de la base1. Ces derniers, loin de se restreindre à la seule revendication, passent aux actions concrètes afin d’édifier, ici et maintenant, l’alternative locale et décentralisée pour un mieux-être global de la société.

Parmi les nombreuses alternatives citoyennes qui se profilent, l’une m’intéresse particulièrement: les écovillages. Plus qu’un mouvement idéologique, il s’agit d’un concept d’habitation intégré à un mode de vie citoyen, écologique et fraternel. On définit les écovillages comme des communautés engagées à vivre de manière viable écologiquement, économiquement, culturellement et spirituellement2. Tout porte donc à croire que cette philosophie comporte plusieurs éléments coïncidant avec le modèle de développement durable. Déjà, le réseau mondial des écovillages a répertorié plus de 300 de ces communautés3 à travers le monde. Bien que celles-ci soient très différentes les unes des autres, elles se caractérisent, pour la plupart, par une volonté plus ou moins grande d’opter pour un mode de vie alternatif, contrastant avec le modèle de développement occidental fondé sur la hiérarchie, la surexploitation et la croissance à tout prix. Elles tendent plutôt à s’épanouir par l’autosuffisance, la réduction, la réutilisation, le recyclage optimal des ressources et par l’économie d’échelle et ce, dans un cadre de vie communautaire et plus humain.

Comme le bien-être de la communauté passe par la volonté d’équilibrer les différentes facettes de la vie en société, l’aménagement de tels milieux de vie doit donc être appréhendé selon une vision holistique dans l’objectif visé d’une humanité plus riche, plus solidaire, plus saine et durable. « Penser globalement, agir localement » est un précepte qui signifie que, bien que nos actions s’inscrivent toujours dans un espace et un temps particuliers, il est important de prendre conscience que les effets sont durables et universels. Il nous faut donc comprendre l’ensemble de ces rapports et les intégrer à une éthique générale qui guidera et inspirera nos actions quotidiennes dans notre milieu, notre communauté, notre écovillage. La façon d’y parvenir est d’assumer la responsabilité de nos actions immédiates et locales. La recherche d’alternatives de vie à tous les niveaux est ainsi un défi: tourisme durable, marché équitable, agriculture biologique, réduction des déchets, énergies renouvelables, construction de maisons en matériaux écologiques, système d’échanges, covoiturage, etc.

Cependant, devant l’apparente infinitude des besoins humains et les tentations d’un système qui a au moins le mérite de faire beaucoup d’adeptes, il est légitime de douter qu’il soit réellement possible qu’un idéal aussi complexe puisse se transcender dans la réalité. D’ailleurs, la récupération politique du développement durable qui est actuellement faite au Québec démontre que le terme a un sens très variable, dépendamment de qui le perçoit et dans quelles circonstances. Il est malheureusement trop souvent vu comme un compromis obligé afin de faire durer le profit des entreprises, confondant alors croissance (quantitatif) et développement (qualitatif). Certains affirment même que le profit contribuera à résoudre la crise écologique. Comme si des millions de dollars pouvaient ramener les forêts ancestrales et renflouer les nappes phréatiques! Ainsi, l’écovillage, concept multidimensionnel et multiforme, paraît très noble en théorie, mais il est composé d’être humains tous soumis tant à de telles forces extérieures qu’à leurs tensions intrinsèques. Il s’agit d’un projet très ambitieux et dont la réalisation est parsemée d’embûches et de risques de dérapage idéologique, comme tout projet collectif et communautaire d’ailleurs. La convergence de toutes les parties qui la composent et leur intégration dans une vision unique est un défi de taille.

Mon objectif est donc de tenter de dépasser le simple idéal théorique et de voir comment la vie d’écovillageois se révèle sur le terrain et ce, en contexte nord-américain. Pour y parvenir, j’ai pris contact avec Michel Desgagnés qui a fait une tournée de plus de 40 éco-communautés canadiennes et états-uniennes en 2003 et qui m’a conseillé quelques endroits parmi les nombreux écovillages visités. J’ai finalement arrêté mon choix sur deux endroits faisant figure de véritables références en la matière. Je ferai une immersion de deux semaines dans chacune de ces deux communautés au cours des mois de juillet et août prochain. Le premier lieu visité sera Sirius Community, situé à Shutesbury au Massachusetts. Cette communauté est composée d’environ 35 âmes, qui ont pour but commun de mettre quotidiennement l’emphase sur l’écologie et la pratique d’une spiritualité non religieuse (non-religiously oriented spiritual exploration). Ensuite, je me rendrai dans la localité de Black Mountain, en Caroline du Nord, à Earthaven Ecovillage. Depuis 1995, les 65 habitants de cette communauté s’efforcent de vivre en harmonie avec les humains et la nature; ils font la promotion de ce mode de vie en offrant plusieurs ateliers de formation touchant des sujets variés tels la permaculture, des techniques de médecine douce, le développement micro-local, la méditation, etc.

Puisque mon investigation vise une meilleure compréhension d’un modèle ponctué de concepts flous, je considère l’importance de me munir de critères précis. En conséquence, j’utiliserai un outil de mesure: une grille d’évaluation du développement durable. Il existe plusieurs de ces grilles, mais aucune – à ma connaissance – n’étant spécifiquement conçue pour l’évaluation d’éco-communautés, je fis donc le choix de celle élaborée par Claude Villeneuve, professeur en éco-conseil à l’Université du Québec à Chicoutimi4. J’optai pour cette grille, car elle présente l’avantage de tenir compte de la dimension éthique. Or, le manque d’éthique dans le déroulement de toute entreprise humaine (même prétendument durable) pose un problème grave et est d’ailleurs probablement à la base des pires aberrations nous affectant. De fait, cette grille comprend 4 pôles: écologique, équitable, social et économique, qui se décomposent à leur tour en plusieurs objectifs. Chacun des objectifs devra être pondéré avant d’être évalué. Chacun de ces pôles obtiendra un score final permettant de situer ces deux communautés par rapport à chaque pôle du développement durable. Voici un exemple de la grille, tiré du pôle équité:

Dans un prochain article, je serai donc en mesure de vous décrire ces deux communautés en plus de pouvoir quantifier, grâce aux paramètres de la grille, jusqu’à quel point elles s’articulent dans une dynamique menant à un avenir équitable et durable. À suivre!

 

Prudence-Elise Breton

1 Voir à ce sujet « Le pouvoir communautaire », article de Michel Venne paru dans Le Devoir, édition du lundi, 20 décembre 2004.

2 Le réseau des écovillages du Canada: http://enc.ecovillage.org

3 Le réseau mondial des écovillages: http://gen.ecovillages.org

4 Villeneuve, C., 1999, révisé en 2004, Comment réaliser une analyse de développement durable?, Département des sciences fondamentales, Université du Québec à Chicoutimi.